C’est sur cette phrase que s’ouvre le Réveillez-vous ! de Novembre 2011. Ce titre est celui de la première section de l’article « Est-il logique de croire en un créateur ? » qui s’étale sur 7 pages – pp. 3-9 –. J’avais déjà tenté une critique d’un article similaire dans le texte que je présentais dans le propos qui ouvrait cette catégorie. Il s’agissait précisément de l’article «Croire en Dieu est-ce bien raisonnable? », in Réveillez-vous !, Février 2010, pp. 22-25. Force est de constater que les Témoins de Jéhovah aiment bien ce style de questions qui mettent en avant la rationalité, la logique, le raisonnement, bref, la réflexion. Mais examinons leur argumentaire point par point. Examinons surtout cette première affirmation selon laquelle la question « Existe-t-il un Dieu ? » serait la plus importante de toutes les questions qu’on peut se poser.
Voici l’argumentaire de nos amis Témoins de Jéhovah : « S’il n’ya pas de Dieu, alors il n’y a pas de vie en dehors de la vie présente, ni d’autorité supérieure en matière de morale » (p. 3). Soit ! L’argument est clair et va droit au but, c’est un mérite ; mais il est hautement poreux.
Commençons par le fantasme d’une vie après celle-ci. Pourquoi faudrait-il que l’homme vive deux vies ? N’est-il pas déjà assez tourmenté par une seule ou point où il faut l’obliger à en vivre un autre ? Derrière ce fantasme de la « vie éternelle » religieux se cache, non la volonté noble de rencontrer le créateur, etc., mais l’idée moins noble et plus difficile à admettre, de la jouissance éternelle, ce qui, en soi, peut être considéré comme un matérialisme, car la jouissance dont parle la Bible n’est pas jouissance de l’âme, mais jouissance du corps. De même, la souffrance qu’on promet aux âmes en Enfer n’est pas souffrance de l’âme, mais souffrance du corps à tel point qu’on a bien fait de demandé si Dieu est un rôtisseur… Les Témoins de Jéhovah – et partant d’eux, tous les croyants – sont donc des matérialistes qui ne veulent pas s’affirmer tels, car du matérialisme, ils ne retiennent que le coté jouissif – ce qui les arrange – et pas la conséquence désastreuse qu’implique une pareille théorie : la nécessité de la finitude.
En effet, dans un matérialisme serré, tout n’est que matière. Mais si tout n’est que matière c’est que l’homme lui aussi, en définitive, n’est que matière. Si l’homme n’est que matière, il n’est pas ontologiquement supérieur aux autres animaux et aux autres composantes de l’univers lui aussi matériel. L’homme ne devient qu’une chose parmi les choses, même s’il est une chose qui pense. Le fait qu’il pense ne veut pas dire qu’il échappe à sa choséité, mais simplement qu’il essaye de s’en écarter. Y arrive t-il ? L’idéalisme – donc la religion – veut nous faire qu’il le fait. Mais la réalité est plus difficile à avaler. Parce que l’homme n’est qu’une chose, il est fondamentalement choséité, non dans la sens de l’en soi sartrien, mais dans le sens phénoménal, car l’expérience de l’homme, c’est d’abord l’expérience de la chose – corps – qu’on nomme homme. Ainsi, du point de vue phénoménal, l’homme n’est guère plus que son corps, que son apparence sensible. Attention ! Je ne dis pas que du point de vue ontologique l’homme n’est pas plus ; que du point de vue du travail, il n’est pas plus. J’arrête le matérialisme, pour les besoins de mon argumentaire, à la simple apparence phénoménale, c’est-à-dire à l’homme en tant qu’il se donne à l’expérience, ou, plus simplement, en tant qu’il se tombe sous les sens parce que cela suffit largement à définir l’être-homme. En effet, l’ontologie ne situe pas par-delà les sens ; la phénoménologie nous prévient d’une telle vision. L’analyse de l’homme en tant que producteur est elle-même subordonnée à la choséité humaine, la machine-de-travail qu’on appelle « homme » est d’abord l’homme tel qu’il tombe sous les sens. En cela, il existe bel et bien un être-de-par-delà-l’apparition « homme », mais rien d’homme qui ne soit pas conditionné par l’apparition phénoménale qu’on nomme telle.
Parce que l’homme est phénoménalement choséité, il a le même destin phénoménal que les autres choses : la finitude, la mort. Lorsque le phénomène homme disparait, l’homme disparait aussi, car l’identité de l’homme, sa définition en tant qu’homme, est indissociable de son rendu phénoménal. En dehors de la choséité, l’homme n’est plus homme, et si choséité il y a, il y a finitude. Il y a donc que deux alternatives : soit l’homme est homme, c’est-à-dire qu’il est fondamentalement et phénoménalement une simple chose, soumise comme les autres choses aux lois phénoménales de la dégradation et de la finitude, auquel cas, l’autre vie que postule et soutient la religion n’existe pas ; soit l’autre vie existe bel et bien, mais elle n’est plus vie d’homme, car l’homme ne se définirait plus sous le couvert de son apparence phénoménale. La conclusion est donc d’une simplicité enfantine : si la « vie en dehors de la vie [phénoménale] présente » existe, l’homme disparait ; si par contre, l’homme [réalité phénoménale] persiste, c’est la « vie en dehors de la vie présente » qui disparait. Il faut donc choisir. Mais quel que soit le choix qu’on opère, la visée est irréductiblement matérialiste et la vie après la vie s’évanouit d’elle-même.
Disons, avant de passer à l’argument moral, un mot sur la jouissance. Ce dernier concept est consubstantiel à la choséité, car pour qu’il y ait jouissance, il faut qu’il y ait sens ; mais pour qu’il y ait sens, il faut qu’il y ait matière ; et s’il y a matière, il y a dépérissement et mort. La jouissance ne peut donc pas être éternelle ; elle ne peut être limitée qu’à la capacité de notre corps de jouir. La jouissance a à la fois pour condition et pour obstacle la matière. Il n’y a de jouissance que par les sens ; de jouissance que pour les sens ; et de jouissance que dans les sens ; puisque même ce qu’on nomme pompeusement « jouissance intellectuelle » passe par les sens. Ainsi, écouter une musique et en jouir, c’est d’abord « écouter », c’est-à-dire user du sens auditif. Calculer et jouir d’avoir trouvé la réponse à une équation c’est d’abord « voir », « entendre » ou « sentir » cette équation – sur ses doigts par exemple pour les aveugles –. Autrement, aucune jouissance n’est possible ! Si le paradis, la vie après la vie existe, il ne peut y avoir de jouissance, car alors il faudrait que nous ayons nos sens, mais comme nous l’avons montré, s’il y a sens, c’est que cette vie là est toujours cette vie ci. Ce que nous disons du paradis s’applique aussi à l’enfer : si nous souffrons par les sens – la seule option possible d’ailleurs de la souffrance – alors il n’y a rien à craindre de cette souffrance puisqu’elle est finie, limitée par le réceptacle qui l’abrite et la crée.
Passons maintenant à l’argument moyenâgeux du Dieu-support-de-la-moralité. Les Témoins de Jéhovah se situent ici dans la même lignée argumentative que Dostoïevski pour qui, si Dieu n’existe pas, tout est permis ; tout c’est-à-dire le pire. Posons la question autrement pour montrer le caractère farfelu d’une pareille affirmation et acceptons le point de départ dostoïevskien. On se demanderait ainsi : depuis que Dieu existe, qu’a-t-il empêché ? L’esclavage des Noirs ? La colonisation ? Les guerres de religion ? L’inquisition ? La liste est longue. Qu’est-ce que ce mot de « Dieu » a empêché comme atrocité sur la terre puisqu’il existe ? Pire, certaines des plus grandes atrocités ont été perpétrées en son nom ! On a même théorisé l’infériorité des Noirs en s’appuyant sur la parole de Dieu ! On rétorquera à cette série d’objections qu’il faut faire la part des choses entre l’homme et Dieu. Mais nous répondrons par cette nouvelle question : comment savoir qui nous parle ? Comment savoir où finit l’homme et où commence Dieu, ou l’inverse ? Zera Yacob a une approche intéressante du problème et il propose d’avoir la nature et ses lois pour rasoir d’Occam. Ce qui est conforme à la nature vient de Dieu, ce qui ne l’est pas vient des hommes. Le problème c’est que nous mettons dans la nature ce que nous voulons y mettre, mais au moins, cette solution fait avancer le débat.
Examinons maintenant l’argument en lui-même et essayons de le déployer dans toute sa longueur. Dieu serait le garant de l’ordre moral, c’est-à-dire en d’autres termes, qu’il n’existe pas de moralité dans l’athéisme. C’est exactement le point de vue de Diderot. Mais est-ce qu’il tient ? Si on en tire toutes les conclusions, seuls les croyants sont capables de moralité et l’athéisme est une théorie de l’immoralité. Le premier bémol à mettre à l’encontre de cette théorie, ce sont les faits. Les prisons sont tellement remplies de prêtres qu’il est difficile de croire que ces gens ne se convertissent qu’une fois en prison. La réalité serait tout autre : c’est-à-dire que la religiosité n’empêche en rien la monstruosité. En fait, elle l’encourage même à la limite à cause – ou grâce – au dogme du « Dieu miséricordieux ». Puisque Dieu peut pardonner tous les péchés quels qu’ils soient, on a cru – et on croit – qu’il faut d’abord commettre des atrocités pour bénéficier d’une plus grande dose de pardon, puisque ce dernier est à la hauteur de la faute et celui qui pèche peu n’est que peu pardonné. Pour bénéficier en abondance de la miséricorde divine, il faut donc pécher en abondance. Dans une analyse hyperbolique de la miséricorde divine, ce schéma cynique serait tout à fait envisageable et il n’est pas impossible que certaines personnes y aient pensé en commettant leurs crimes.
Selon nos Témoins de Jéhovah, les athées sont incapables de moralité. Je suis désolé de leur apprendre que Dieu n’est pas le seul fondement méta-éthique, et qu’en plus, il est le pire ! Parce qu’au nom de Dieu, beaucoup d’atrocités et d’immoralités ont été commises. Le fondement kantien – s’il faut absolument fonder la moralité – est de loin supérieur aux élucubrations religieuses. La raison semble, parce que selon le mot de Descartes, elle est la « chose du monde la mieux partagée », fournir une meilleure base à la morale que Dieu. En effet, puisqu’il est avéré que tous les hommes ne sont pas croyants et qu’il faut qu’ils croient pour être soumis à l’ « autorité morale » de Dieu, le critère n’est pas fiable, car justement, les athées auraient une bonne raison de ne pas être « moraux ». Il leur suffirait de répondre : « Nous ne croyons pas à votre Dieu ». Pourtant, il ne viendrait pas à l’idée d’un humain de se refuser la raison et il n’est pas besoin de croire en Dieu pour se savoir assez doté de cette faculté. Or, si la morale est fondée sur la rationalité de l’homme, le critère est plus fiable que Dieu et moins soumis aux vents dévastateurs de la critique. C’est parce que nous possédons tous la raison que nous sommes raisonnables et c’est sur cette base qu’on peut nous juger par rapport à nos actes en posant notre responsabilité comme consubstantielle de notre agir, de notre liberté. Finalement, Dieu ne fonde rien d’autre que l’amoralité, car le poser comme garant de la moralité c’est conversso modo, légitimer l’immoralité par l’athéisme. Athée n’est pas synonyme d’immoral ! Et croyant n’est pas synonyme de moral ! Les critères aussi moyenâgeux que l’idée d’un Dieu-fondement-moral sont bel et bien dépassés.
En outre, admettons même que Dieu existe. La question qui nous vient directement à l’esprit est : Et alors ? Cette nouvelle question, réponse à notre première interrogation montre bien que Dieu, même en résolvant la question de notre origine, s’avère inapte à résoudre la question, plus pressante et plus angoissante de notre être-au-monde, de notre être-jeté, c’est-à-dire de notre situation hic et nunc en tant qu’hommes. Dieu, la Bible, le Coran, et j’en passe, sont parfaitement inaptes à nous renseigner sur notre situation d’homme et sur le comment de cette situation. Finalement, cette question pousse à la contemplatio qui est, selon Foucault, l’épistémè d’un siècle bien ancien. Les hommes ne contemplent plus le monde comme le faisaient Aristote et les scolastiques : il y agit, il y pèse de toute sa stature d’homme. Naturellement, il y a les conséquences qui vont avec, mais l’homme a dépassé le stade de contemplateur du monde pour passer à celui d’acteur sur la scène du monde. La question « Dieu existe-t-il ? » semble donc bien dérisoire et totalement désuète. De ce fait, il faut lui substituer l’interrogation de Lénine, seule à même de nous faire un rendu fidèle de l’angoisse dans laquelle, en tant qu’hommes, nous sommes inévitablement plongés : Que faire ?
Nous voyons clairement que les logiques des deux questions sont diamétralement opposées. D’un coté, on nous présente la passivité, la contemplation, bref l’inertie dans une question totalement en dehors des préoccupations existentielles et réelles de notre situation d’homme ; et de l’autre, on nous présente la prise de conscience de l’angoisse d’être homme et la ferme intention de faire quelque chose, d’agir. L’immobilisme religieux est ainsi opposé au dynamisme athée. Et on pourrait même, pour n’en rester qu’au plan philosophique, interroger les sous-bassement doctrinaux de ces deux activités : d’un coté l’idéalisme, et de l’autre le matérialisme comme le fait par exemple Nkrumah.
Concluons d’un seul mot : les arguments des Témoins de Jéhovah sont tellement vieux que le titre de leur mensuel est bien choisi : Réveillez-vous ! Nous sommes en 2011 et non en l’an 1500 ! S’ils mettaient en pratique eux-mêmes ce slogan, les choses iraient certainement mieux.